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une existence si malheureuse. L'on peut volontairement passer sa vie hors de son pays; mais, lorsqu'on y est contraint, on se figure sans cesse que les objets de notre affection peuvent être malades sans qu'il soit permis d'être auprès d'eux, sans qu'on puisse jamais peut-être les revoir. Les affections de choix, souvent même celles de famille, les habitudes de société, les intérêts de fortune, tout est compromis; et, ce qui est plus cruel encore, tous les liens se relâchent, et l'on finit par être étranger à sa patrie.

Souvent j'ai pensé, pendant les douze années d'exil auxquelles Napoléon m'a condamnée, qu'il ne pouvoit sentir le malheur d'être privé de la France; il n'avoit point de souvenirs françois dans le cœur. Les rochers de la Corse lui retraçoient seuls les jours de son enfance; mais la fille de M. Necker étoit plus françoise que lui. Je renvoie à un autre ouvrage dont plusieurs morceaux sont écrits déjà, toutes les circonstances de mon exil, et des voyages jusqu'aux confins de l'Asie qui en ont été la suite; mais, comme je me suis presque interdit les portraits des hommes vivans, je ne pourrois donner à une histoire individuelle le genre d'intérêt qu'elle doit avoir. Maintenant,

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⚫il ne me convient de rappeler que ce qui doit servir au plan général de ce livre.

Je devinai plus vite que d'autres, et je m'en vante, le caractère et les dessins tyranniques de Bonaparte. Les véritables amis de la liberté sont éclairés à cet égard par un instinct qui ne les trompe pas. Mais ce qui rendoit dans les commencemens du consulat ma position plus cruelle, c'est que la bonne compagnie de France croyoit voir dans Bonaparte celui qui la préservoit de l'anarchie ou du jacobinisme. Ainsi donc elle blåma fortement l'esprit d'opposition que je montrai contre lui. Quiconque prévoit en politique le lendemain, excite la colère de ceux qui ne conçoivent que le jour même. J'oserai donc le dire, il me falloit plus de force encore pour supporter la persécution de la société, que pour m'exposer à celle du pouvoir.

J'ai toujours conservé le souvenir d'un de ces supplices de salon, s'il est permis de s'exprimer ainsi, que les aristocrates françois, quand cela leur convient, savent si bien infliger à ceux qui ne partagent pas leurs opinions. Une grande partie de l'ancienne noblesse s'étoit ralliée à Bonaparte les uns, comme on l'a vu depuis, pour reprendre leurs habitudes de courtisans,

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les autres, espérant alors que le premier consul ramèneroit l'ancienne dynastie. L'on savoit que j'étois très - prononcée contre le système de gouvernement que suivoit et que préparoit Napoléon, et les partisans de l'arbitraire, nommoient, suivant leur coutume, opinions antisociales, celles qui tendent à relever la dignité des nations. Si l'on rappeloit à quelques émigrés rentrés sous le règne de Bonaparte, avec quelle fureur ils blåmoient alors les amis de la liberté toujours attachés au même système, peut-être apprendroient-ils l'indulgence en se ressouvenant de leurs erreurs.

Je fus la première femme que Bonaparte exila; mais bientôt après il en bannit un grand nombre, d'opinions opposées. Une personne très-intéressante, entre autres, la duchesse de Chevreuse, est morte du serrement de cœur que son exil lui a causé. Elle ne put obtenir de Napoléon, lorsqu'elle étoit mourante, la permission de retourner une dernière fois à Paris, pour consulter son médecin et revoir ses amis. D'où venoit ce luxe en fait de méchanceté, si ce n'est d'une sorte de haine contre tous les êtres indépendans? Et comme les femmes, d'une part, ne pouvoient servir en rien ses desseins politiques, et que,

de l'autre, elles étoient moins accessibles. que les hommes aux craintes et aux espérances dont le pouvoir est dispensateur, elles lui donnoient de l'humeur comme des rebelles, et il se plaisoit à leur dire des choses blessantes et vulgaires. I haïssoit autant l'esprit de chevalerię qu'il recherchoit l'étiquette : c'étoit faire un mauvais choix parmi les anciennes mœurs. Il lui restoit aussi de ses premières habitudes pendant la révolution, une certaine antipathie jacobine contre la société brillante de Paris, sur laquelle les femmes exerçoient beaucoup d'ascendant; il redoutoit en elles l'art de la plaisanterie, qui, l'on doit en convenir, appartient particulièrement aux Françoises. Si Bonaparte avoit voulu s'en tenir au superbe rôle de grand général et de premier magistrat de la république, il auroit plané de toute la hauteur du génie au-dessus des petits traits acérés de l'esprit de salon. Mais, quand il avoit le dessein de se faire un roi parvenu, un bourgeois gentilhomme sur le trône, il s'exposoit précisément à la moquerie du bon ton, et il ne pouvoit la comprimer, comme il l'a fait, que par l'espionnage et la terreur.

Bonaparte vouloit que je le louasse dans mes écrits, non assurément qu'un éloge de plus eût

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été remarqué dans la fumée d'encens dont on l'environnoit; mais comme j'étois positivement le seul écrivain connu parmi les François, qui eût publié des livres sous son règne, sans faire mention en rien de sa gigantesque existence, cela l'importunoit, et il finit par supprimer mon ouvrage sur l'Allemagne avec une incroyable fu reur. Jusqu'alors ma disgrâce avoit consisté seulement dans l'éloignement de Paris; mais depuis on m'interdit tout voyage, on me menaça de la prison pour le reste de mes jours; et la contagion de l'exil, invention digne des empereurs romains, étoit l'aggravation la plus cruelle de cette peine. Ceux qui venoient voir les bannis at s'exposoient au bannissement à leur tour; la plupart des François que je connoissois me fuyoient comme une pestiférée. Quand je n'en souffrois pas trop, cela me sembloit une comédie; et, de la même manière que les voyageurs en quarantaine jettent par malice leurs mouchoirs aux passans, pour les obliger à partager l'ennui du lazareth, lorsqu'il m'arrivoit de rencontrer par hasard dans les rues de Genève un homme de la cour de Bonaparte, j'étois tentée de lui faire peur avec mes politesses.

Mon généreux ami M. Mathieu de Montmorency étant venu me voir à Coppet, il y re

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