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mier rang de ceux des hommes d'état, et peutêtre étoit-il le seul qui se fût montré profond dans l'art d'administrer un grand pays sans s'écarter jamais de la moralité la plus scrupuleuse, et même la délicatesse la plus pure. Comme écrivain religieux, il n'avoit jamais cessé d'être philosophe; comme écrivain philosophe, il n'avoit jamais cessé d'être religieux; l'éloquence ne l'avoit pas entraîné au-delà de la raison, et la raison ne le privoit pas d'un seul mouvement vrai d'éloquence. A ces grands avantages il avoit joint les succès les plus flatteurs en société : madame du Deffant, la femme de France à qui l'on reconnoissoit la conversation la plus piquante, écrivoit qu'elle n'avoit point rencontré d'homme plus aimable que M. Necker. Il possédoit aussi ce charme, mais il ne s'en servoit qu'avec ses amis. Enfin en 1789 l'opinion universelle des François étoit que jamais un ministre n'avoit porté plus loin tous les genres de talens et de vertus. Il n'est pas une ville, pas un bourg, pas une corporation en France, dont nous n'ayons des adresses qui expriment ce sentiment. Je transcris ici entre mille autres celle qui fut écrite à la république de Genève par la ville de Valencé.

«Messieurs les syndics,

>> Dans l'enthousiasme de la liberté qui em» brase toute la nation françoise, et qui nous » pénètre de reconnoissance pour les bontés de >> notre auguste monarque, nous avons pensé » que nous vous devions un tribut de notre >> gratitude. C'est dans le sein de votre répu»blique que M. Necker a pris le jour; c'est au » foyer de vos vertus publiques que son cœur » s'est formé dans la pratique de toutes celles » dont il nous a donné le touchant spectacle; >> c'est à l'école de vos bons principes qu'il a »puisé cette douce et consolante morale, qui » fortifie la confiance, inspire le respect, pres>> crit l'obéissance pour l'autorité légitime. C'est >>> encore parmi vous, messieurs, que son âme » a acquis cette trempe ferme et vigoureuse » dont l'homme d'état a besoin, quand il se » livre avec intrépidité à la pénible fonction » de travailler au bonheur public.

» Pénétrés de vénération pour tant de qua»lités différentes, dont la réunion dans M. Nec>> ker exalte notre admiration, nous croyons » devoir aux citoyens de la ville de Genève des » témoignages publics de notre reconnois»sance, pour avoir formé dans son sein un » ministre aussi parfait sous tous les rapports.

» Nous désirons que notre lettre soit consi>> gnée dans les registres de la république, pour >> être un monument durable de notre vénéra>>tion pour votre respectable concitoyen. »

Hélas! auroit-on prévu que tant d'admiration seroit suivie de tant d'injustice; qu'on reprocheroit des sentimens d'étranger à celui qui a chéri la France avec une prédilection presque trop grande; qu'un parti l'appelleroit l'auteur de la révolution, parce qu'il respectoit les droits de la nation, et que les meneurs de cette nation l'accuseroient d'avoir voulu la sacrifier au maintien de la monarchie? Ainsi, dans d'autres temps, je me plais à le répéter, le chancelier de l'Hôpital étoit menacé par les catholiques et les protestans tour à tour; ainsi l'on auroit vu Sully succomber sous les haines de parti, si la fermeté de son maître ne l'avoit pas soutenu. Mais aucun de ces deux hommes d'état n'avoit cette imagination du cœur qui rend accessible à tous les genres de peine. M. Necker étoit calme devant Dieu, calme aux approches de la mort, parce que la conscience seule parle dans cet instant. Mais, lorsque les intérêts de ce monde l'occupoient encore, il n'est pas un reproche qui ne l'ait blessé, pas un ennemi dont la malveillance ne l'ait atteint, pas un jour pen

dant lequel il ne se soit vingt fois interrogé luimême, tantôt pour se faire un tort des maux qu'il n'avoit pu prévenir, tantôt pour se placer en arrière des événemens, et peser de nouveau les différentes résolutions qu'il auroit pu prendre. Les jouissances les plus pures de la vie étoient empoisonnées pour lui, par les persécutions inouïes de l'esprit de parti. Cet esprit de parti se montroit jusque dans la manière dont les émigrés, dans le temps de leur détresse, s'adressoient à lui pour demander des secours. Plusieurs, en lui écrivant à ce sujet, s'excusoient de ne pouvoir aller chez lui, parce que les principaux d'entre eux le leur avoient défendu ; ils jugeoient bien du moins de la générosité de M. Necker, quand ils croyoient que cette soumission à l'impertinence de leurs chefs ne le détourneroit pas de leur rendre ser

vice.

Parmi les inconvéniens de l'esclavage de la presse, il y avoit encore que les jugemens sur la littérature étoient entre les mains du gouvernement: il en résultoit en résultoit que, par l'intermédiaire des journalistes, la police disposoit, au moins momentanément, de la fortune littéraire d'un écrivain, comme d'un autre côté elle délivroit des permissions pour l'entreprise

des jeux de hasard. Les écrits de M. Necker, pendant les derniers temps de sa vie, n'ont donc point été jugés en France avec impartialité; et c'est une peine de plus qu'il a supportée dans sa retraite. L'avant-dernier de ses ouvrages, intitulé, Cours de morale religieuse, est, je crois pouvoir l'affirmer, un des livres de piété les mieux écrits, les plus forts de pensée et d'éloquence dont les protestans puissent se vanter, et souvent je l'ai trouvé entre les mains de personnes que les peines du cœur avoient atteintes. Toutefois, les journaux sous Bonaparte n'en firent presque pas mention, et le peu qu'on en dit n'en donnoit aucune idée. Il y a eu de même, en d'autres pays, quelques exemples de chefs-d'œuvre littéraires, qui n'ont été jugés que long-temps après la mort de leurs auteurs. Cela fait mal de penser que celui qui nous fut si cher a été privé même du plaisir que ses talens comme écrivain lui méritoient incontestablement.

Il n'a point vu le jour de l'équité luire pour sa mémoire, et sa vie a fini l'année même où Bonaparte alloit se faire empereur, c'est-àdire, dans une époque où aucun genre de vertu n'étoit en honneur en France. La délicatesse de son âme étoit telle, que la pensée qui le tour

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