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lut bien m'envoyer à Vienne un passe-port. En entrant dans son empire, reconnu pour absolu, je me sentis libre pour la première fois, depuis le règne de Bonaparte, non pas seulement à cause des vertus personnelles de l'empereur Alexandre, mais parce que la Russie étoit le seul pays où Napoléon ne fit point sentir son influence. Il n'est aucun ancien gouvernement

que

l'on pût comparer à cette tyrannie entée sur une révolution, à cette tyrannie qui s'étoit servie du développement même des lumières, pour mieux enchaîner tous les genres de libertés.

Je me propose d'écrire un jour ce que j'ai vu de la Russie. Toutefois je dirai, sans me détourner de mon sujet, que c'est un pays mal connu, parce qu'on n'a presque observé de cette nation qu'un petit nombre d'hommes de cour, dont les défauts sont d'autant plus grands, que le pouvoir du souverain est moins limité. Ils ne brillent pour la plupart que par l'intrépide bravoure commune à toutes les classes; mais les paysans russes, cette nombreuse partie de la nation qui ne connoît que la terre qu'elle cultive, et le ciel qu'elle regarde, a quelque chose en elle de vraiment admirable. La douceur de ces hommes, leur hospitalité, leur

élégance naturelle, sont extraordinaires; aucun danger n'a d'existence à leurs yeux, ils ne croient pas que rien soit impossible quand leur maître le commande. Ce mot de maître, dont les courtisans font un objet de flatterie et de calcul, ne produit pas le même effet sur un peuple presque asiatique. Le monarque, étant chef du culte, fait partie de la religion; les paysans se prosternent en présence de l'empereur, comme ils saluent l'église devant laquelle ils passent; aucun sentiment servile ne se mêle à ce qu'ils témoignent à cet égard.

Grâce à la sagesse éclairée du souverain actuel, toutes les améliorations possibles s'accompliront graduellement en Russie. Mais il n'est rien de plus absurde que les discours répétés d'ordinaire par ceux qui redoutent les lumières d'Alexandre. « Pourquoi, disent-ils, cet em»pereur, dont les amis de la liberté sont si en>> thousiastes, n'établit-il pas chez lui le régime >> constitutionnel qu'il conseille aux autres » pays? » C'est une des mille et une ruses des enhemis de la raison humaine, que de vouloir empêcher ce qui est possible et désirable pour une nation, en demandant ce qui ne l'est pas actuellement chez une autre. Il n'y a point encore de tiers état en Russie: comment donc

pourroit-on y créer un gouvernement représentatif? La classe intermédiaire entre les Boyars et le peuple manque presque entièrement. On pourroit augmenter l'existence politique des grands seigneurs, et défaire, à cet égard, l'ouvrage de Pierre Ier., mais ce seroit reculer au lieu d'avancer; car le pouvoir de l'empereur, tout absolu qu'il est encore, est une amélioration sociale en comparaison de ce qu'étoit jadis l'aristocratie russe. La Russie, sous le rapport de la civilisation, n'en est qu'à cette époque de l'histoire, où, pour le bien deş nations, il falloit limiter le pouvoir des privilégiés par celui de la couronne. Trente-six religions, en y comprenant les cultes païens, trente-six peuples divers sont, non pas réunis, mais épars sur un terrain immense. D'une part le culte grec s'accorde avec une tolérance parfaite, et de l'autre, le vaste espace qu'occupent les hommes leur laisse la liberté de vivre chacun selon leurs moeurs: Il n'y a point encore dans cet ordre de choses, des lumières qu'on puisse concentrer, des individus qui puissent faire marcher des institutions. Le seul lien qui unisse des peuples presque nomades, et dont les maisons ressemblent à des tentes de bois établies dans la plaine, c'est le respect pour le

monarque, et la fierté nationale; le temps en développera successivement d'autres.

J'étois à Moscou un mois, jour pour jour, avant que l'armée de Napoléon y entrât, et je n'osai m'y arrêter que peu de momens, craignant déjà son approche. En me promenant au haut du Kremlin, palais des anciens czars, qui domine sur l'immense capitale de la Russie et sur ses dix-huit cents églises, je pensois qu'il étoit donné à Bonaparte de voir les empires à ses pieds, comme Satan les offrit à notre Seigneur. Mais c'est lorsqu'il ne lui restoit plus rien à conquérir en Europe, que la destinée l'a saisi pour le faire tomber aussi rapidement qu'il étoit monté. Peut-être a-t-il appris depuis que, quels que soient les événemens des premières scènes, il existe une puissance de vertu qui reparoît toujours au cinquième acte des tragédies, comme chez les anciens un dieu tranchoit le noeud quand l'action en étoit digne.

La persévérance admirable de l'empereur Alexandre en refusant la paix que Bonaparte lui offroit, selon sa coutume quand il fut vainqueur ; l'énergie des Russes qui ont mis le feu à Moscou, pour que le martyre d'une ville sainte sauvât le monde chrétien, contribuèrent cer

tainement beaucoup aux revers que les troupes de Bonaparte ont éprouvés dans la retraite de Russie. Mais c'est le froid, ce froid de l'enfer tel qu'il est peint dans le Dante, qui pouvoit seul anéantir l'armée de Xerxès.

Nous qui avons le cœur françois, nous nous étions cependant habitués pendant les quinze années de la tyrannie de Napoléon, à considérer ses armées par-delà le Rhin comme ne tenant plus à la France; elles ne défendoient plus les intérêts de la nation, elles ne servoient que l'ambition d'un seul homme; il n'y avoit rien en cela qui pût réveiller l'amour de la patrie; et, loin de souhaiter alors le triomphe de ces troupes, étrangères en grande partie, on pouvoit considérer leurs défaites comme un bonheur même pour la France. D'ailleurs plus on aime la liberté dans son pays, plus il est impossible de se réjouir des victoires dont l'oppression des autres peuples doit être le résultat. Mais qui pourroit entendre néanmoins le récit des maux qui ont accablé les François dans la guerre de Russie, sans en avoir le cœur déchiré?

Incroyable homme! il a vu des souffrances dont on ne peut aborder la pensée; il a su que les grenadiers françois, dont l'Europe ne parle

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