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Le pouvoir de saint Besse n'est pas limité à telle ou telle grâce particulière c'est un saint « puissant pour toute protection ». On l'invoque contre les maladies des gens et du bétail et aussi contre les maléfices des sorciers; car il y en a encore de très méchants dans la vallée. Pourtant, selon certains, il y a un ordre de choses qui est plus particulièrement dans les attributions de saint Besse. Comme les images le représentent sous les traits d'un guerrier, il est, tout spécialement, le patron des militaires. Aucun d'entre eux, s'il doit partir pour la guerre, ou simplement pour la caserne, ne manque de se rendre à la fête et d'en rapporter une « pierre de saint Besse » qu'il portera constamment sur lui. Voilà pourquoi les gens de Cogne, qui ont pris part à bien des guerres depuis celles de l'Empire jusqu'à la campagne d'Afrique, ne sont jamais morts, autant qu'on s'en souvienne, sur un champ de bataille. Toutefois, depuis l'institution du service militaire obligatoire, la principale besogne du saint guerrier n'est pas de protéger ses fidèles contre les balles et l'acier, mais bien de les dispenser d'être soldats. Les jeunes gens, qui vont tirer au sort, n'ont qu'à se rendre à la Saint-Besse : ils n'iront pas au régiment! Mais cette tendance qu'a saint Besse à se spécialiser dans les affaires militaires est, nous le verrons, un phénomène secondaire, qui est peut-être particulier à Cogne.

Le fleuve des grâces, que le patron des deux vallées répand sur ses adorateurs, a sa source en un point déterminé du pays, qui est le théâtre de la fête annuelle. La chapelle de saint Besse est comme soudée au flanc d'un gros bloc schisteux, énorme menhir naturel, qui se dresse, isolé, au

1) Selon M. le chanoine Ruffier, on invoque saint Besse surtout pour la guérison des maux de reins, lumbagos, etc.

2) Un petit nombre de Cogniens ont contesté l'exactitude de ce fait, le trouvant sans doute peu honorable pour leur saint; mais il m'a été affirmé par plusieurs informateurs dignes de foi, dont quelques-uns avaient eux-mêmes bénéficié de cette puissance exemptrice de saint Besse.

milieu des pâturages el dont la face forme une paroi verticale ou même surplombante d'une trentaine de mètres de hauteur. Cette roche, qu'on appelle « le Mont de saint Besse », est surmontée d'une croix, ainsi que d'un petit ora

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toire. C'est en ce lieu que les fidèles viennent chaque été puiser la précieuse vertu qui les aide à vaincre les maux de la vie.

Quoique le saint exerce sur les siens, pendant tout le cours de l'année, sa protection efficace, c'est seulement le jour de sa fête qu'il communique aux fidèles assemblés

1) L'autre pente du mont, beaucoup moins raide, est gazonnée; un petit sentier permet de parvenir au sommet.

autour de lui le bienfait de sa puissance. Sans doute, on peut, par le vou, anticiper cette effusion salutaire de la grâce; mais le vou, bien loin de dispenser de la visite au sanctuaire, la réalise par avance et la rend impérieusement obligatoire. C'est le 10 août que se paient les dettes contractées envers le saint pendant l'année écoulée1; c'est le 10 août que l'on vient faire une provision toute fraîche de grâce pour l'année nouvelle.

Dans toute fête, il faut que chacun ait sa part. Le saint a la sienne, les fidèles la leur.

Et d'abord, saint Besse reçoit de ses visiteurs l'hommage de leur présence. Plus le concours des pèlerins est grand, plus la fête est « belle » et plus elle honore le saint. En outre, le pèlerinage en lui-même équivaut à un véritable sacrifice. Ce n'est pas une mince affaire que de prélever sur la belle saison, si courte dans les montagnes, un ou deux jours qui seront consacrés, non aux travaux des champs, mais au culte du saint. Pour parvenir à saint Besse, il faut, si l'on vient de Cogne, faire huit ou neuf heures d'un chemin parfois malcommode et franchir un col de plus de 2.900 mètres d'altitude'. De Campiglia, le village le plus proche, il y a 700 mètres à gravir, soit deux heures de montée par un rude sentier, dont les étapes sont marquées par de petites chapelles; quelques-uns même ajoutent au mérile de l'ascension en la faisant pieds nus. Les pèlerins, qui se sont assemblés pour la fête, affrontant le mauvais temps et la fatigue, ont donc apporté au saint, par le seul fait de leur venue, la précieuse offrande de leur temps et de leur peine.

La célébration de la messe, dans la petite chapelle somptueusement décorée et toute brillante de lumières, renou

1) Pourtant, il arrive quelquefois qu'à la suite d'un vou, on paye le curé de Campiglia pour qu'il monte dire une messe à la chapelle pendant le cours de l'année. 2) Pour arriver à temps à la fête qui commence dès 9 heures du matin, les pèlerins de Cogne viennent, la veille, coucher soit aux chalets de Chavanis, soit au sanctuaire même, dans le petit bâtiment attenant à la chapelle et destiné à cet usage. Ils rentrent chez eux le soir même du 10 août.

velle et augmente la sainteté du lieu. Le sermon du prêtre exalte la grandeur de saint Besse, sa gloire et sa puissance, en même temps qu'il rappelle ses adorateurs au sentiment de leurs devoirs. Mais l'action centrale de la fête est la procession. En bon ordre, la communauté tout entière des fidèles sort de la chapelle, groupée suivant le sexe, l'âge et la dignité religieuse; elle n'y rentrera qu'après avoir «< donné un tour au Mont », c'est-à-dire fait le tour complet de la roche, en allant, bien entendu, de la gauche à la droite et en récitant toutes les prières du chapelet'. Pour ajouter au lustre de la cérémonie, la paroisse de Campiglia, sur le territoire de laquelle est situé le sanctuaire, prête à saint Besse toutes sortes de bannières et de saintes images; mais ce ne sont là que des accessoires. Par contre, la procession comporte deux éléments essentiels. Ce sont, d'une part, les deux «< fouïaces », ornements composés de rubans et d'étoffes de couleurs éclatantes, montés sur une armature en bois et recouvrant presque complètement le visage des jeunes filles qui les portent sur leur tête ces fouïaces, qu'on considère aujourd'hui comme des trophées » de saint Besse, contenaient autrefois le pain bénit, qu'on distribuait après la procession. C'est, d'autre part et

1) Les plus dévots, paraît-il, ou ceux qui ont fait un vœu doivent, après la procession, monter au sommet de la roche pour y achever leur chapelet. D'après M. le chanoine Gérard, les pèlerins de Cogne, aussitôt arrivés, dès la veille de la fête,« se disposent en procession et font neuf fois le tour de l'énorme rocher; à la fin de chaque rosaire, ils grimpent sur le roc pour baiser la croix en fer placée au sommet, tout au bord du précipice ». — Sur le rite du « tour de la pierre », cf. Paul Sébillot, Le culte des pierres en France, in Revue de l'Ecole d'anthropologie de Paris, t. XII (1902), p. 205 sq.

2) L'usage de porter à chaque procession du pain benit, offert par les fidèles, préparé d'une façon spéciale (avec du safran) et distribué après la fête aux prêtres officiants et à tous les participants est répandu dans tout le Canavais; on désigne du nom de carità le pain bénit ainsi que l'espèce de pyramide de rubans multicolores qui le recouvre; c'est pour une jeune fille un grand honneur et une garantie de prompt mariage que de porter la carità (cf. Casalis, Dizionario, t. VIII, p. 596 et F. Valla, in Archivio per lo studio delle tradizioni popolari, XIII (1894), p. 122). Le mot fouïace n'a plus aucun sens dans le dialecte de Cogne; il ne figure ni dans le Dictionnaire valdôtain de l'abbé Cerlogne, ni dans le Diction

surtout, la statue massive de saint Besse, habillé en soldat romain et tenant dans sa main la palme du martyre. Quatre ou huit jeunes hommes la portent sur leurs épaules avec componction et recueillement, comme il sied à des gens investis d'une mission lourde, mais honorifique et méritoire. N'est-il pas juste que le bénéfice de cette promenade rituelle aille surtout au héros du jour, au maître du « Mont», au glorieux saint Besse lui-même ? Rentré dans la chapelle, il reçoit seul l'adoration des fidèles, qui se prosternent devant sa statue et lui baisent les pieds dévotement.

En dehors de ces prestations personnelles ou liturgiques, les fidèles envoient ou apportent au sanctuaire une offrande prélevée sur leurs biens. Le dimanche qui précède le 10 août, dans toutes les paroisses participant à la fête, on a fait, après la messe, une «< cueillette », comme on dit à Cogne, c'est-à-dire une quête, dont le produit est versé au trésor de la chapelle. Mais beaucoup de fidèles préfèrent apporter eux-mêmes et en nature le « cadeau » dont ils ont fait vœu au saint. Chacun offre au sanctuaire ce qu'il a de plus précieux, celui-ci une vache ou une brebis, celle-là son plus beau fichu ou même sa robe de mariée 1. Il est vrai que ce sacrifice n'a rien de définitif. A l'issue du service, le prieur qui préside à la fête met aux enchères tous les objets qui ont été offerts au saint. Si le pèlerin tient vraiment au «< cadeau » qu'il a fait, rien ne l'empêche, pourvu qu'il y

naire savoyard de Constantin et Désormaux. Mais il est aisé d'y reconnaître le vieux mot français fouace, dérivé du latin focacia, qui se trouve dans Rabelais et dans La Fontaine et qui est encore usité sous diverses formes dans plusieurs régions de la France avec le sens de galette cuite au four ou sous la cendre; il désignait donc certainement le pain bénit porté à la procession de saint Besse. Le nom du contenu, qui a disparu, est resté au contenant; mais, comme on ne lui connaît plus de signification, on s'ingénie à en trouver une nouvelle, en rapport avec l'image du saint; d'où l'idée du trophée guerrier. (M. le chanoine Gérard m'assure même que la fouïace, ou gâteau de fête, est encore portée en procession; mais cette affirmation est contredite par tous les autres témoignages que j'ai pu recueillir.)

1) D'après M. le chanoine Gérard, les rubans, foulards, mouchoirs, broderies, etc., offerts à la chapelle, sont suspendus aux fouïaces pendant la procession.

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